Meriam Bousselmi à propos de l’utilisation de différentes langues sur scène La traduction comme pratique esthétique de la compl(ex)(ic)ité

Une scène du spectacle «1983» de la Compagnie Nova, mis en scène par Alice Carré et Margaux Eskenazi (Photo : Loïc Nys)

Dans son dernier article, la chercheuse, auteure et metteuse en scène Meriam Bousselmi conçoit la traduction comme l’expression simultanée de la complicité et de la complexité. En s’appuyant sur différents exemples tirés de la littérature et de la pratique théâtrale, elle mène une réflexion sur les jeux de confusion entre l’original et la traduction. Meriam Bousselmi prend partie pour l’utilisation de différentes langues sur scène, et  souligne en même temps les hiérarchies et les mécanismes d’exclusion. Une réflexion esthétique et politique d’une grande actualité.

 

Par Meriam Bousselmi

 

Dans un communiqué de presse publié le 10 août 2015 sur son site officiel[1], l’université de Kassel a fait savoir que le germaniste Matthias Weßel avait découvert en effectuant des recherches pour sa thèse de doctorat à la bibliothèque centrale de Zurich le manuscrit original du célèbre roman antitotalitaire d’Arthur Koestler, intitulé en français Le Zéro et l’Infini[2]. L’écrivain juif d’origine hongroise avait initialement rédigé le manuscrit en allemand entre 1938 et 1940 sous le titre original Sonnenfinsternis (Éclipse solaire). Plus qu’une fiction, ce texte est à la fois un témoignage historique et un réquisitoire politique contre le Parti communiste, que Koestler quitta volontairement en 1938 après y être entré en 1931. Le ton critique est assumé dès la première page du livre. Koestler transgresse la pratique conventionnelle des avertissements littéraires en affirmant que :

« Les personnages de ce livre sont imaginaires. Les circonstances historiques ayant déterminé leurs actes sont authentiques. La vie de N.-S. Roubachof est la synthèse des vies de plusieurs hommes qui furent les victimes des soi-disant procès de Moscou. Plusieurs d’entre eux étaient personnellement connus de l’auteur. Ce livre est dédié à leur mémoire. Paris, octobre1938- avril 1940) »[3].

Le roman met en scène l’expérience carcérale, les interrogatoires et le procès politique du «Citoyen Roubachof, Nicolas Salmanovitch«[4] , un «ancien membre du Comité Central du Parti, ancien Commissaire du Peuple, ancien Commandant de la Deuxième Division de l’Armée Révolutionnaire, décoré de l’Ordre Révolutionnaire pour Intrépidité devant les Ennemis du peuple«[5] arrêté par de jeunes camarades du Parti, dont le nom n’est nulle part mentionné, mais qui est décrit comme un Parti «qui n’a jamais tort«[6] et qui «avait cessé d’être une organisation politique, ce n’était plus qu’une masse de chair sanglante avec mille bras et mille têtes«[7]. Bien qu’innocent, Roubachof fut emprisonné «au nom de la loi«[8] et contraint d’avouer des crimes qu’il n’avait pas commis. Gletkin, l’un des deux juges chargés de l’affaire, précisa que cette « déposition au procès sera le dernier service que Roubachof puisse rendre au Parti »[9].  En effet, «pour le public, il faut, naturellement, un procès et une justification légale»[10], expliqua le deuxième juge Ivanof. Ce fut là que Roubachof prit conscience que «l’individu n’était rien, le Parti tout ; la branche qui se détachait de l’arbre devait se dessécher«[11]. Cette équation explique le choix du titre en français, Le Zero et l’Infini. Roubachof serait d’ailleurs condamné à mort et exécuté immédiatement après.

Ce livre devrait être enseigné dans toutes les facultés de droit et de sciences juridiques et politiques, tant il est riche de références, d’analyses et de déconstructions des théories politiques totalitaires et des pratiques juridiques qu’elles ont engendrées, notamment les procès-spectacles. Je ne vais cependant pas développer mon argumentation et mon analyse de ce chef-d’œuvre qui mérite d’être lu et relu, mais simplement citer ce passage qui illustre parfaitement la pertinence de ce texte écrit il y a 85 ans :

« Aux moments difficiles – et la politique est une suite ininterrompue de moments difficiles – les gouvernants ont toujours pu invoquer des «circonstances exceptionnelles», qui exigeaient des mesures exceptionnelles. Depuis qu’il existe des nations et des classes, elles vivent l’une contre l’autre dans un état permanent de légitime défense qui les force à remettre à d’autres temps l’application pratique de l’humanitarisme… »[12]

Il est vrai que le choix de commencer cet essai sur La traduction comme pratique de la compl(ex)(ic)ité avec ce roman n’est pas coupé de sa résonance dans l’actualité. Mais ce choix s’explique aussi par le rôle que la traduction a joué dans la (sur)vie de cette œuvre.

Le comédien Tónan Quito dans le seul-en-scène «Entre les lignes», mis en scène par Tiago Rodrigues (Photo : Mariano Barrientos)

De la traduction comme substitut à l’original perdu en littérature

Bien que le roman de Koestler soit considéré comme un chef-d’œuvre de la littérature du XXe siècle et qu’il ait été classé en 1998 par la Modern Library en 8e position sur la liste des 100 meilleurs romans anglophones du XXe siècle[13], il n’a existé pendant plus de 80 ans que sous forme de traductions. Koestler avait perdu le seul manuscrit original de son livre lorsqu’il avait fui la France, où il s’était installé depuis l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933, pour aller se réfugier en Angleterre pendant l’invasion allemande de 1940. Depuis, l’original avait disparu, jusqu’à ce que le doctorant Kasselois Matthias Wessel tombe dessus en 2015. Ce n’est qu’en 2018 que l’original a été publié pour la première fois en Allemagne aux éditions Elsinor[14], suivi d’autres traductions dans d’autres langues, dont la nouvelle traduction française d’Olivier Mannoni, parue en 2022 aux éditions Calamann-Levy Littérature[15]. Auparavant, le roman de Koestler n’avait survécu que grâce à ce que j’appellerais une «traduction de complicité» vers l’anglais, réalisée par la sculptrice britannique Daphne Hardy Henrion, alors compagne de Koestler.

Cette première «traduction de complicité» fut publiée en 1941 à Londres sous le titre Darkness at Noon[16] (La nuit à midi, d’après une traduction du critique littéraire Émile Henriot[17]). Elle devint, jusqu’à la redécouverte du manuscrit original en 2015, le «texte primitif«[18] de toutes les traductions ultérieures du roman dans plus de 30 langues. Et pourtant, combien de lecteur·rice·s du roman ont lu les traductions sans douter un seul instant que l’original puisse être autre chose que le livre qu’iels ont entre les mains, ou que «la version primitive» de Daphné Hardy Henrion ne soit pas aussi fidèle à l’original que le fut son geste de complicité avec Koestler, son (ex-) compagnon ? Est-ce que l’on pense à l’original quand on lit une traduction ? Et cela change-t-il quelque chose à la réception du texte par ses lecteur·rice·s?

Une scène du spectacle «1983» de la Compagnie Nova, mis en scène par Alice Carré et Margaux Eskenazi (Photo : Loïc Nys)

En comparant le manuscrit original du roman avec sa traduction allemande, basée sur la traduction anglaise de Daphne Hardy Henrion, Matthias Weßel jugea « d’un jugement sans appel »[19] que les écarts entre les deux versions étaient considérables et que l’original avait « une valeur esthétique ajoutée » (Added aesthetic value)[20], ce qui rendait nécessaire une retraduction à partir du texte original allemand. Plus qu’une simple curiosité éditoriale, le roman Sonnenfinsternis de Koestler témoigne donc du fabuleux destin d’un best-seller mondial qui a tiré grand avantage de la traduction comme pratique de la compl(ex)(ic)ité. Mais qu’est-ce que cela signifie de considérer la traduction comme une pratique de la compl(ex)(ic)ité ?

Le terme compl(ex)(ic)ité est clairement tiré d’une contraction de deux mots conceptuels : Complicité et Complexité. J’ai choisi de les réunir en un seul mot, car je conçois la traduction nécessairement comme une articulation simultanée de Complicité et Complexité. Selon le Dictionnaire de l’Académie française, le mot Complicité est un nom féminin datant du 15e siècle et dérivé du mot «complice«. Initialement, le mot avait une connotation juridique, signifiant la participation intentionnelle à un crime ou à un délit. Et par extension, le mot complicité signifierait «une entente tacite«, «une connivence«[21]. À partir de cette perspective étymologique, nous pouvons déduire que chaque traducteur.ice engage sa propre responsabilité dans toute opération de traduction et n’agit pas seulement en tant que représentant(e) de l’auteur.ice, mais en tant que «complice«, c’est-à-dire qu’il/elle participe intentionnellement et activement aux écrits ou aux propos traduits. Ce qui nous conduit inévitablement vers le sens même du mot Complexité, qui, toujours selon le Dictionnaire de l’Académie française, est un nom féminin remontant au 18ème siècle et signifiant : 1. L’état de ce qui est «composé d’éléments divers et entremêlés«. 2. «Caractère de ce qui est difficile à démêler ou à analyser en raison de l’enchevêtrement de ses éléments«[22] .

Comme toute traduction requiert les efforts de plusieurs parties, à savoir lesauteur·ices, les traducteur·ices et les récepteur·ices, il en résulte inévitablement une imbrication de plusieurs champs d’émission et de réception, dont la synergie dépasse la subjectivité de chaque complice. Par ailleurs, une œuvre originale peut être un acte solitaire. Une traduction est nécessairement une œuvre collective.  Et cette compl(ex)(ic)ité de la traduction en tant que pratique prend tout son relief au théâtre.

Tónan Quito dans le seul-en-scène «Entre les lignes», mis en scène par Tiago Rodrigues (Photo : Mariano Barrientos)

De la traduction comme pratique de l’approximation et de la proximité au théâtre

Lors d’un séjour de recherche pour ma thèse de doctorat à Paris, j’ai assisté le 2 décembre 2022 à la salle Christian-Bérard de l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet à une représentation du seul-en-scène Entre les lignes[23], écrit et mis en scène par Tiago Rodrigues, l’actuel directeur du Festival d’Avignon, dans une interprétation de l’acteur portugais Tónan Quito. Fidèle à son approche intimiste du théâtre et à son style autobiographique, Entre les Lignes raconte la complicité amicale et professionnelle que Tiago Rodrigues entretient, en tant qu’auteur et metteur en scène, avec le comédien Tónan Quito, qui a joué dans plusieurs de ses mises en scène et pour lequel il a entrepris d’écrire, en guise de cadeau d’amitié, une adaptation de la pièce de Sophocle Œdipe Roi sous forme de soliloque. Mais pour diverses raisons, Tiago Rodrigues n’avançait pas dans l’écriture et devait constamment annuler les répétitions, si bien que le théâtre qui devait accueillir le solo s’est détourné du projet. C’est ainsi qu’il a eu l’idée que la pièce ne devrait pas être jouée sur de grandes scènes comme il était prévu, mais dans des espaces alternatifs du théâtre comme le foyer ou une salle de répétition. Par ailleurs, son adaptation d›Œdipe Roi sous forme de monologue avait en quelque sorte échoué, mais les recherches sur le sujet les ont amenés, lui et l’acteur, à découvrir dans la Bibliothèque du Centre pénitentiaire de Lisbonne un exemplaire du livre Œdipe Roi dans lequel un prisonnier avait écrit une lettre à son père entre les lignes de la pièce. Cette découverte devient alors le moteur du récit et la stratégie de la mise en scène.

D’ailleurs, vers la fin de la représentation, l’ensemble du public reçoit un petit livret contenant, outre le texte de la pièce Entre les Lignes, des extraits de la lettre du prisonnier écrite entre les lignes de la pièce Œdipe Roi, et est invité à répéter le dernier passage avec le comédien. La pièce a été initialement créée en 2013 en portugais au São Luiz Teatro Municipal de Lisbonne. Elle a été traduite en français en 2015 par Thomas Resendes, traducteur et complice de Tiago Rodrigues [24]. Pour les représentations à Paris, le metteur en scène et le comédien n’ont pas opté pour un surtitrage en français de la pièce portugaise. En revanche, le comédien Tónan Quito « s’est forcé » à jouer une grande partie du solo en français, accompagné de quelques surtitres en français pour les passages interprétés en portugais. Il avait un accent portugais très prononcé et l’on pouvait témoigner, du côté du public, de l’effort qu’il devait faire pour rester maître de la scène.

Tónan Quito dans «Entre les lignes», mis en scène par Tiago Rodrigues (Photo : Mariano Barrientos)

Ce soir-là, du 2 décembre 2022, le metteur en scène Tiago Rodrigues a assisté à la représentation et a participé au débat organisé par le théâtre d’accueil à la fin de la représentation entre les deux artistes portugais et le public français. Une question a été posée par le public sur les raisons du choix de jouer en français et sur ce que cela signifiait pour le comédien et pour le metteur en scène ? Tiago Rodrigues avait d’abord répondu qu’il n’avait pas vu la pièce depuis quelques mois et que la dernière représentation qu’il avait vue était en anglais. Et que voir sa propre pièce jouée en français lui a permis de découvrir le véritable sens de l’œuvre qu’ils avaient fabriquée. Il a confié que ce soir-là, il venait de réaliser que sa pièce parlait d’amitié. Et qu’il n’avait pas compris cela auparavant.

Bien sûr, il faut être Tiago Rodrigues pour se permettre une telle déclaration, que certain.e.s pourraient considérer comme non problématique, mais qui pourrait tout de même être interrogeable dans un milieu très compétitif, où certain.e.s artistes ont le luxe de produire sans comprendre ce qu’ils font, en ayant la possibilité de se l’expliquer plus tard grâce aux tournées et aux traductions de leurs œuvres. Tandis que d’autres artistes n’ont pas ce luxe, alors qu’iels savent très bien ce qu’iels veulent faire, mais manquent de moyens, de réseaux, de visibilité et d’égalité des chances. Quant à Tónan Quito, il a commencé par avouer que depuis qu’il jouait la pièce en français, il n’était plus capable de la jouer en portugais. Il a affirmé qu’il pouvait peut-être encore jouer en anglais, car les représentations en anglais ne remontaient pas à très longtemps, mais qu’il était totalement incapable de jouer immédiatement en portugais. Il a ajouté que la première semaine avait été très difficile, mais qu’après dix représentations, il avait commencé à prendre du plaisir à interpréter la traduction française sur scène. Jouer dans une autre langue que l’on ne maîtrise pas permet, selon lui, de se surprendre soi-même. Une capacité que l’on n’a pas dans sa langue maternelle, dans laquelle on peut tout dire.

Je qualifierais la traduction dans ce contexte comme une pratique de l’approximation. Car jouer dans la langue de la traduction n’est pas seulement une épreuve pour chaque comédien·ne-traducteur·ice, mais cela signifie aussi et surtout renoncer dès le départ à une certaine idée de la perfection sur scène. On sait que sa propre diction ne sera jamais aussi parfaite et «naturelle» que celle de qui joue dans sa langue maternelle. On sait qu’on peut oublier un mot et qu’il n’est pas facile de trouver un substitut. On sait que l’on est plus lent(e) et moins éloquent(e). Mais cette conscience de ses propres limites n’empêche pas de monter sur scène et d’improviser avec ces écarts et d’en faire une performance. Ce que l’on raconte dans une traduction n’est jamais tout à fait la même histoire que dans la langue maternelle.

Et cela ne vaut pas seulement pour les comédien‧ne‧s- traducteur·ice·s, mais aussi pour les auteur·ices. Comme j’écris dans plusieurs langues, lorsque je traduis mes textes du tunisien vers l’arabe moderne ou vers le français et vice versa, je réécris pratiquement les textes dans la langue cible.  Je supprime des détails et j’en ajoute de nouveaux qui correspondent mieux aux références et au contexte cible. J’ai supprimé des détails et en ai ajouté de nouveaux qui se prêtaient mieux aux références et au contexte cible.  On sait que l’on propose au public de l’à-peu-près «sans espoir de combler l’écart entre équivalence et adéquation totale«[25], selon la formule de Paul Ricœur.

Tónan Quito dans «Entre les lignes», mis en scène par Tiago Rodrigues (Photo : Mariano Barrientos)

Dans Entre les Lignes, Tónan Quito intégrait les difficultés de jouer en français dans le jeu. Il commentait souvent sa propre capacité à jouer en français, son accent portugais, se corrigeait souvent lui-même et demandait au public de le corriger ou de l’aider à prononcer un mot ou à s’en souvenir, et se permettait même de rire ouvertement de sa vulnérabilité linguistique. De cette manière, il construisait de nouvelles dynamiques de dialogue avec le public, dont il n’a pas besoin lorsqu’il joue la pièce en portugais. Cela témoigne à la fois de la complexité de la pratique des comédien‧ne‧s-traducteur·ice·s et de la complicité qu’iels doivent construire avec le public. Et cela ne peut pas se construire sans l’accord et l’effort du public également. Paul Ricoeur appelle cela « l’hospitalité langagière où le plaisir d’habiter la langue de l’autre est compensé par le plaisir de recevoir chez soi, dans sa propre demeure d’accueil, la parole de l’étranger »[26].

Tout au long du spectacle, une question m’a taraudé : le public français serait-il aussi ouvert et accueillant si l’on remplaçait l’accent portugais par un accent arabe, par exemple ? Ou bien y a-t-il des accents qui sont plus appréciés et d’autres qui le sont moins ? Serait-il plus facile pour un(e) comédien·ne qui fait des fautes de français, mais qui est originaire d’un pays européen comme le Portugal, l’Italie ou l’Espagne, d’établir une complicité avec le public français que pour un(e) comédien·ne venant d’Afrique ou du Moyen-Orient ? L’acte de traduire sur scène n’est-il pas en soi une question de privilège et de pouvoir ?  Ne tombons-nous pas assez souvent, tant au théâtre que dans la vie d’ailleurs, dans des réactions infériorisantes, de pitié et de dénigrement, lorsque celleux qui sont sur scène et qui essaient de s’adresser à nous, le public, dans notre langue, ne sont pas » occidentaux·ales», » blancs.ches.» ou «des nôtres» ?

Une scène du spectacle «1983» de la Compagnie Nova, mis en scène par Alice Carré et Margaux Eskenazi (Photo : Loïc Nys)

Toutes ces questions sur la dimension politique de la traduction comme pratique de la compl(ex)(ic)ité et sur la capacité du théâtre à décomplexer l’usage des langues étrangères en assumant des traductions imparfaites sur scène, sont devenues encore plus pertinentes à mes yeux trois jours plus tard, lorsque j’ai assisté à la représentation de la pièce 1983, coconçue et mise en scène par Alice Carré et Margaux Eskenazi de la Compagnie Nova[27], au Théâtre les Abbesses le 5 décembre 2022[28].

1983 n’est pas seulement l’année de ma naissance, c’est aussi la date du lancement de la Marche pour l’égalité et contre le racisme surnommée « Marche des beurs »[29], entamée le 15 octobre 1983 au départ de Marseille, en réponse aux crimes racistes et violences policières contre les émigré.es maghrébin.es dans de nombreuses banlieues de France. Tel est le point de départ de ce spectacle de la Compagnie Nova, troisième et dernier volet de son triptyque «Ecrire en pays dominé«.  Un spectacle documentaire puissant et rigoureux qui ne cesse de questionner la légitimité de ses stratégies de représentation du racisme et de la violence sur scène, réfléchissant ainsi à la question éthique du théâtre. La pièce raconte la grande histoire collective et politique de la France à cette époque à travers un brassage de petites histoires de citoyen.n.es qui mènent leurs combats quotidiens dans un contexte politique et social disloqué.

Contrairement à Entre les Lignes, 1983 part du constat que parler la langue française avec un accent conduit à l’exclusion, au racisme, au mépris et donc à la souffrance. Sur scène, les interprètes restituent des fragments des luttes des enfants d’immigré·es en reprenant quelques chansons bilingues du groupe Carte de séjour[30], fondé en 1980 par le regretté artiste Rachid Taha, comme la chanson Rhorhomanie (1984)[31], qui fait référence au terme «Rhorhos«, utilisé à l’époque dans les cités françaises pour désigner les Arabes.

Une scène du spectacle «1983» de la Compagnie Nova, mis en scène par Alice Carré et Margaux Eskenazi (Photo : Loïc Nys)

Même quand les ex-colonisé.es maîtrisent assez bien la langue des ex-colonisateurs, ils ne peuvent pas se soustraire aux rapports de domination par et dans les langues, même sur scène. Tu ne parleras pas ma langue[32], nous prévient la formule affûtée que l’écrivain marocain Abdelfattah Kilito a donnée comme titre à son recueil d’essais sur les langues propres et étrangères. Mais lorsque des comédien‧ne‧s – traducteur·ice·s tentent de parler la langue du public ou dans la langue du public en se traduisant elleux-mêmes sur scène, iels n’ont pas d’autre objectif que de chercher la proximité de ce public.

A ce sujet, Tiago Rodrigues avait fait une remarque pertinente lors du débat sur Entre les lignes. Il disait que le comédien Tónan Quito, lorsqu’il joue en français, reste toujours présent. Il essaie constamment d’attirer l’attention du public français en soulignant qu’il joue en français et qu’il le fait pour lui. En revanche, lorsqu’il joue en portugais, il est libre d’être présent ou pas. De regarder le public ou pas. De chuchoter ou de crier sa réplique. Il n’est pas obligé d’établir ce contact direct et permanent avec le public, surtout s’il ne s’est pas prêté volontairement au jeu de lui demander de corriger ses fautes de français, comme c’est le cas dans Entre les lignes.

La traduction devient alors une équation de proximité par l’approximation :  je prends le risque de ne pas raconter aussi bien que je le fais dans ma propre langue, uniquement pour me rapprocher de toi public en m’adressant à toi dans ta propre langue sans t’imposer ma lange propre étrangère à toi. Ce que Kafka appelait autrefois : «Je parle toutes les langues, mais en yiddish«[33]. Et ce qu’Abdelfattah Kilito traduisit par : «Je parle toutes les langues, mais en arabe«[34].  C’est à partir de cette esthétique de la compl(ex)(ic)ité qu’il nous incombe de traduire, camarade !

[1] Communiqué de presse : «Verschollene Original-Fassung des Romans «Sonnenfinsternis» von Koestler gefunden» (La version originale perdue du roman » Éclipse solaire » de Koestler retrouvée [traduction libre]), publié le 10.08.2015 sur le site de l’université de Kassel, https://www.uni-kassel.de/uni/aktuelles/sitemap-detail-news/2015/08/10/verschollene-original-fassung-des-romans-sonnenfinsternis-von-koestler-gefunden?cHash=15ab93ab68393a43a1276f8fa3d81dfb[Consulté le 19/01/2024]

[2] Arthur Koestler, Le Zéro et l’infini (Darkness at noon), traduit de l’anglais par Jérôme Jenatton, Paris : Le Livre de poche, 2020, c1945., 281p.

[3] Ibid., p.5.

[4] Ibid., p.17.

[5] Ibid., p.187.

[6] Ibid., p.52.

[7] Ibid., p.40.

[8] Ibid., p.17.

[9] Ibid., p.248.

[10] Ibid., p.90.

[11] Ibid.

[12] Ibid., p.168-169.

[13] 100 Best Novels, The Modern Library, 1998, https://sites.prh.com/modern-library-top-100#top-100-novels

[Consulté le 19/01/2024]

[14] Arthur Koestler, Sonnenfinsternis, Roman. Nach dem deutschen Originalmanuskript, Elsinor Verlag, 2018, p. 256

[15] Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, NOUVELLE TRADUCTION D’APRÉS LE MANUSCRIT ORIGINAL, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris: Editions Calmann-Lévy, 2022, 240p.

[16] Arthur Koestler, Darkness at Noon, translated by Daphne Hardy, New York: MacMillan Company, 1941, 254p.

[17] Émile Henriot, «» Le Zéro et l’Infini», d’Arthur Koestler : dans les méandres d’une âme révolutionnaire russe», Le Monde,‎ 7 mars 1946,https://www.lemonde.fr/archives/article/1946/03/07/sur-l-esprit-de-revolution_1873310_1819218.html  [Consulté le 19/01/2024]

[18] Selon les mots de Michael Scammell, spécialiste de Koestler, et auteur de la Préface de la nouvelle édition du roman Le Zéro et l’Infini de Koestler, intitulée : «Une logique de l’âge de glace A propos de la première édition du texte original du roman Le Zéro et l’Infini d’Arthur Koestler». Op. cit., p. 24.

[19] Ibid. p.26.

[20] «Long missing original manuscript of the novel «Darkness at Noon» by Koestler has been found»,  Nachrichten Informationsdienst Wissenschaft, 10.08.2015, https://nachrichten.idw-online.de/2015/08/10/long-missing-original-manuscript-of-the-novel-darkness-at-noon-by-koestler-has-been-found  [Consulté le 19/01/2024]

[21] Dictionnaire de l’Académie française, https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9C3263 [Consulté le 19/01/2024]

[22] Ibid., https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9C3260 [Consulté le 19/01/2024]

[23] Pour plus d’information sur la pièce, voir le site de l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet, https://www.athenee-theatre.com/saison/archives_spectacles/saison-22-23.htm#entre-les-lignes [Consulté le 19/01/2024]

[24] Pour plus d’information sur les pièces de Tiago Rodrigues et les traductions en français par Thomas Resendes voir le site de la Maison Antoine Vitez (mav) Centre international de la traduction théâtrale, https://www.maisonantoinevitez.com/fr/bibliotheque/entre-les-lignes-989.html[Consulté le 19/01/2024]

[25] Paul Ricoeur, Sur la traduction, Paris : Bayard, 2004, p.20.

[26] Ibid.

[27] Pour plus d’information sur la pièce, voir le site de la Compagnie Nova: https://lacompagnienova.org/  [Consulté le 19/01/2024]

[28] Pour plus d’information sur la programmation de la pièce au Théâtre les Abbesses, voir : https://www.theatredelaville-paris.com/fr/spectacles/saison-2022-2023/theatre/alice-carre-margaux-eskenazi-1983  [Consulté le 19/01/2024]

[29] Ariane Bonzon, « Pourquoi il ne faut pas parler de ‘’Marche des beurs’’ », Slate, 3 décembre 2013, https://www.slate.fr/story/80627/marche-beurs-racisme-egalite [Consulté le 19/01/2024]

[30] Pour plus d’information sur Carte de séjour, voir la page Wikipédia du groupe : https://fr.wikipedia.org/wiki/Carte_de_s%C3%A9jour_(groupe) [Consulté le 19/01/2024]

[31] Carte de séjour, Rhorhomanie (1984), https://www.youtube.com/watch?v=pRj17XZkwK0 [Consulté le 19/01/2024]

[32] Abdelfattah Kilito, Tu ne parleras pas ma langue, Actes Sud, 2008, trad. arabe (Maroc) Francis Gouin, p.112.

[33] Franz Kafka, Journaux, œuvres complètes III, Journal du 6 janvier 1912, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984, p. 216.

[34] Abdelfattah Kilito, Je parle toutes les langues, mais en arabe, Sindbad-Actes Sud, 2013, p. 144.

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Ce texte a été écrit par Meriam Bousselmi dans le cadre de son travail de recherche au sein de L’École Doctorale 2477 «Pratique Esthétique», soutenue par la Deutsche Forschungsgemeinschaft – Numéro de Projet : 394082147.

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La metteure en scène et autrice Meriam Bousselmi (c) Angela Ankner

Meriam Bousselmi née en 1983 à Tunis, a étudié le Droit et les Sciences Politiques à l’Université de Tunis Carthage. Elle est auteure, metteure en scène, avocate, conférencière, chercheuse et bâtisseuse de ponts polyglotte. Dans le cadre de sa thèse de doctorat, elle fait des recherches sur la Mise en scène de la Justice au sein de l’École Doctorale DFG 2477 – Pratique Esthétique à l’Université de Hildesheim et explore ce thème en pratique à travers des projets artistiques.
Dans sa pratique artistique, Meriam Bousselmi associe les formes de narration les plus diverses : textes littéraires, mises en scène théâtrales et installations performatives. Elle réfléchit aux conditions politiques, sociales et civiles actuelles à travers différentes formes esthétiques. En transgressant les frontières entre les genres et en abordant des sujets tabous, elle reflète une image critique de notre époque. Son travail devient une déclaration artistique contre les manipulations politiques et les récits négatifs dominants de notre monde.
En 2018, Meriam Bousselmi s’est installée à Berlin et depuis, elle a développé un style d’écriture multilingue et une approche artistique transculturelle. Ses nouveaux projets traduisent en pratique des notions telles que : le dialogue, le transfert et le métissage des modes de narration.

 

Sur PLATEFORME, elle a publié jusqu’à présent les essais suivants :

La traduction comme pratique esthétique de la compl(ex)(ic)ité

De la Complicité Féministe comme Pratique Esthétique

De la Traduction comme Pratique Esthétique

 

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