Julie Tirard: Vous êtes toutes les trois arrivées à la traduction de Jelinek par le théâtre. Mathilde et Magali en tant que comédiennes, Sophie par une commande du théâtre Le Grütli de Genève. Dire le texte est une étape indispensable à toute tentative de traduction, mais dans le cas de Jelinek, diriez-vous qu’il faut aller plus loin ? Le performer, comme le ferait une comédienne ?
Mathilde Sobottke : Au plateau, Jelinek provoquait chez moi des réac- tions que je ne comprenais pas, des émotions dont l’origine se dérobait à mon intellect. Elle suscitait par exemple des lapsus, je butais sur les mots, n’arrivais pas à articuler les phrases. Je me retrouvais avec une sorte de bégaiement qui me donnait l’impression d’être totalement à nu, sans aucune maîtrise. En plus, je trouvais très difficile à mémoriser ces textes qui tournent en boucle, qui avancent en reculant ou par variations. Aujourd’hui, ce sont entre autres ces passages-là (où quelque chose m’échappe) qui me fascinent en tant que traductrice. J’ai l’impression que, parfois, il faut sim- plement dire le texte, se laisser traverser par cette parole, l’accueillir sans lui résister, et alors, tout à coup, il prend sens. Cette oralité et musicalité font pour moi la beauté des textes de Jelinek. Elles me semblent essentielles, parce qu’elles nous obligent à faire face à l’autre, à ce qu’on ne comprend pas, intellectuellement, sensuellement, éthiquement, politiquement et à trouver sa propre voix dans ce magma d’impressions, sa propre voix de tra- ductrice de Jelinek, mais aussi sa propre voix tout court parce qu’elle nous pousse dans nos derniers retranchements.
Sophie Andrée Fusek : D’une certaine façon, c’est aussi à travers mon questionnement sur la voix que j’en suis venue à m’intéresser à la traduc- tion. Je prolongeais ainsi de manière pratique et créative un travail univer- sitaire, théorique, sur le rapport entre le son et le sens, le corps et le texte, la théâtralité de la voix et sa dimension performative dans les productions artistiques à la croisée des disciplines qu’inaugurait, au début du XXe siècle, le Cabaret Voltaire. J’ai donc commencé à traduire des textes en lien avec la poésie sonore et la poésie-performance. Les textes d’Elfriede Jelinek com- portent, eux aussi, à leur manière, beaucoup de marques de l’oralité. Même en l’absence de didascalies, son écriture est profondément dialogique et polyphonique. Le sujet jelinekien est divisé, interrelationnel, multiple, jusqu’à se dérober, dans certains passages, à toute assignation de genre.
Et pourtant, selon moi, on ne saurait approcher les textes d’Elfriede Jelinek sous le seul angle de l’oralité et de la musicalité. Le « grain » des textes de Jelinek défait toute opposition simpliste entre oralité et littérarité. Pour rendre cela, il faut « paroliser » ses textes – ce qui n’est pas la même chose que de « performer » un texte en le lisant à voix haute – pour que la traduction puisse s’originer dans cette imbrication singulière entre l’écrit et le dit. D’ailleurs, les textes de Jelinek ne sont pas des prétextes à la performance théâtrale, même les textes écrits pour le théâtre (et commandés par des institutions) n’ont pas pour fin leur réalisation théâtrale : le théâtre n’est qu’une possibilité d’actualisation de ces blocs de texte très denses qui font bouger les lignes entre pratiques médiales, communicationnelles, institutionnelles et artistiques de la langue. Traduire les pièces d’Elfriede Jelinek, ce n’est pas exactement « traduire pour le théâtre » – c’est bien plus travailler toutes les potentialités de la langue, l’ouvrir à tous les possibles, à toutes les incertitudes, à toutes les hospitalités. C’est cela qui est passionnant et … vertigineux !
Magali Jourdan : Vertigineux, oui. C’est un peu la sensation que j’ai eu la première fois que j’ai été confrontée à un texte de Jelinek. C’était une lecture à la table. Il y avait tellement d’interprétations possibles et je pensais devoir n’en choisir qu’une, une seule voix, avant de comprendre que c’était une partition d’orchestre – pas une partition de piano avec, pour schématiser, une mélodie à la main droite et son accompagnement à la main gauche, mais une partition où tout se lit en même temps. Sauf que dans les textes de Jelinek la verticalité et la distribution des voix s’effacent : il faut choisir l’instrument/la voix qu’on veut faire ressortir et à quel moment. L’éprou- ver sur un plateau aide beaucoup à (re)trouver ces lignes mélodiques. C’est une écriture tellement organique qu’il me semble difficile de faire l’impasse sur cette étape. Dire un texte de Jelinek, c’est très physique – et relève effectivement de la performance. Et parfois, le fait de performer le texte nous offre des compréhensions, amène le rire, ou même les larmes.
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