Un entretien avec Evelyne de la Chenelière, Gerda Poschmann-Reichenau et Kornelius Eich Le rhizome de la collaboration

de gauche à droite : l’auteure dramatique Evelyne de la Chenelière, le danseur Lutz Förster, la comédienne Olivia Salm, l’auteure Zsuzsa Bánk, le metteur en scène Kornelius Eich, la comédienne Luise Ehl et la traductrice Gerda Poschmann-Reichenau (photo : Andreas Etter)

 

En novembre dernier, la dramaturge québécoise Evelyne de la Chenelière, sa traductrice allemande Gerda Poschmann-Reichenau et le metteur en scène indépendant Kornelius Eich ont passé deux semaines en résidence au Staatstheater Mainz afin de collaborer autour d’un projet scénique. Demain, le 9 décembre 2023, Le traitement de la nuit, la dernière pièce de théâtre de l’auteure, mise en scène par Eich, sera présentée pour la première fois en langue allemande aux Landungsbrücken de Francfort. A cette double occasion, Frank Weigand s’est entretenu avec le trio. Une longue conversation sur des complicités de longue date, des obsessions thématiques, la traduction comme méthode artistique et des formes de collaboration non-hiérarchiques.

 

 

Frank Weigand: Evelyne et Gerda, ça fait déjà 22 ans que vous travaillez ensemble. Gerda a traduit un texte d’Evelyne pour la première fois en 2001. Comment vous êtes-vous rencontrées à l’époque ? Comment votre collaboration a-t-elle évolué depuis ? Et qu’est-ce qui était déjà là au départ ?

Gerda Poschmann-Reichenau : À l’époque, je n’étais pas encore traductrice. C’était la première pièce qu’Evelyne avait écrite, Des Fraises en janvier. J’avais lu ce texte, parce que à l’époque j’étais dans le comité de lecture d’une agence de théâtre allemande, P.H. Lauke. J’ai lu la pièce et j’en ai fait un lectorat enthousiasmé. Ensuite, l’éditeur m’a demandé, si je ne voulais pas la traduire. Il savait que j’avais fait des études de français à l’université et que j’avais vécu et étudié à Paris pendant deux ans.  À l’époque, je lui faisais des fiches de lecture de pièces françaises. J’avais vraiment envie de traduire cette pièce, j’ai donc dit oui.

Evelyne de la Chenelière : A l’époque je commençais à être autrice et mon travail commençait à être traduit dans plusieurs langues. J’ai suffisamment de notions en anglais pour voir comment se situe le travail de traduction et pour en mesurer la justesse. Mais dans les autres langues, comme l’allemand, évidemment, c’est impossible. On me demandait souvent : « Mais comment tu sais si c’est une bonne traduction ? » Je me fie à la qualité des questions que le traducteur ou la traductrice me pose. Et dès le départ avec Gerda, j’ai trouvé que ces questions non seulement témoignaient de son rapport extrêmement fin, extrêmement subtil à la langue, mais aussi d’un véritable regard sur le phénomène du théâtre et de l’écriture du théâtre. Je ne savais pas qu’elle était aussi dramaturge. Mais quand je l’ai appris après coup, ça ne m’a pas étonnée parce que finalement nos conversations, même si elles traitaient à priori d’une traduction en cours, abordaient plus largement des notions très importantes pour moi. Et je suis devenue extrêmement attachée à cette relation à la fois sensible, intellectuelle, humaine. Dans ma façon de le vivre, Gerda est devenue beaucoup plus qu’une traductrice. Pour moi, elle est souvent une première lectrice. C’est souvent quelqu’un qui va m’en apprendre beaucoup sur mon propre travail, sur ma propre recherche. Parce qu’évidemment, le regard d’une traductrice de cette qualité-là fait en sorte que je mets à envisager ma propre langue et ma propre écriture avec un regard neuf. Et ça, c’est extraordinaire.

Gerda Poschmann-Reichenau et Evelyne de la Chenelière (photo : d.r.)

F : Est-ce qu’on peut dire que vous avez en quelque sorte « grandi ensemble » ?

G : Oui, tout à fait. Parce que c’était sa première pièce à elle, ma première traduction à moi, et en quelque sorte on a grandi ensemble à partir de là. Quand Evelyne a écrit son premier roman, c’était ma première traduction de roman. J’ai suivi toute l’évolution de son écriture. Et je suis sûre que ma façon de traduire s’est aussi développée avec elle. On n’a fait connaissance physique qu’en 2014. Avant, c’était toujours par écrit, par courriel.

E : Je me permets d’ajouter quelque chose. Ce constat peut paraître exagéré dans le but de cultiver une vision romantique de la relation qui unirait une autrice à sa traductrice, mais j’en suis convaincue : Gerda me connaît beaucoup plus que tous ceux et celles que je fréquente régulièrement, et notre intimité est comparable à celles que je retrouve dans mes amitiés les plus chères. Si je devais nommer la personne qui me connaît le plus – à part mon amoureux, bien sûr -, c’est vraiment Gerda. Parce que s’il y a un endroit qui donne un accès à une intimité et à un inconscient, c’est bien l’écriture. Donc j’ai vraiment l’impression que notre relation est devenue une amitié, une amitié qui repose peut-être moins sur l’expérience que sur une connaissance directe, un accès direct à mon inconscient, ce qui est assez terrifiant par moments.

Evelyne de la Chenelière (photo : Andreas Etter)

F : Évidemment, de pièce en pièce, vous ne repartez pas de zéro. Il y a une sorte de savoir commun qui doit s’accumuler. Est-ce que vous avez développé une méthode de travail ensemble ? Un rituel ou un protocole de collaboration ?

E : C’est une bonne question. J’ai du mal à reconnaître une méthode précise, mais je crois que justement, le fait qu’on se connaisse bien fait en sorte que notre démarche est un peu une « non-méthode », une sorte de désordre complètement assumé, un travail à la fois rigoureux, précis, efficace, mais aussi un amour de l’errance, du détour, d’associations libres : on s’envoie un article, un livre, une photo, une citation…  Et, mine de rien, quelque chose infuse.

G : J’ajouterai, en tant que traductrice, que, à la différence avec d’autres relations, de traductrice-autrice, on partage un peu la vie, c’est-à-dire même s’il n’y a pas de projet de traduction précis, on reste toujours en contact et donc je vois aussi naître des projets. Evelyne me raconte, « tiens, il y a un théâtre qui m’a demandé un texte et j’essaie de travailler sur Camus ». Et puis je commence à relire Camus. Juste par intérêt pour ce qu’elle fait en ce moment. Évidemment, ce n’est pas toujours le cas, on n’a pas le temps de travailler ensemble sur tous les contenus. Mais on est continuellement en contact. Pour d’autres commandes de traduction, je reçois le texte, et je le traduis. Tandis qu’avec Evelyne, je vois tout le processus d’émergence. Et ça, ça fait une énorme différence. Parce que si on travaille sur les mêmes idées, comme dans le cas avec Camus, parallèlement, Evelyne à Montréal et moi à la maison, au moment où le texte arrive, tout est déjà préparé.

Gerda Poschmann-Reichenau, Kornelius Eich et Evelyne de la Chenelière (photo : Lutz Förster)

F : Kornelius, dans ta biographie de metteur en scène, j’ai constaté deux fils rouges : au niveau thématique, il y a souvent une préoccupation pour des sujets existentiels : la mort, la perte, les grandes questions existentielles… Parallèlement, on constate un intérêt pour le multilinguisme, pour que plusieurs langues soient entendues sur scène. D’où vient cet intérêt pour cette thématique et cette fascination pour le multilinguisme ?

K : En ce qui concerne la mort, ce n’était pas une décision consciente de m’y consacrer à long terme. Ça s’est fait un peu tout seul. C’est probablement lié au fait que j’ai été élevé dans un milieu strictement chrétien. Et là-bas, la mort était quasiment inexistante. Ou plus exactement, la mort était simplement le passage vers une vie éternelle. Et puis, au début de la vingtaine, j’ai vécu une sorte d’épiphanie. Il y a des personnes qui décrivent des expériences semblables où tout d’un coup, elles savent : Dieu existe. Et pour moi c’était une prise de conscience dans le sens inverse. Je me souviens très bien d’être assis à mon bureau et d’avoir soudain pensé : «Dieu n’existe pas.» Et c’était comme une épiphanie. Mais la conséquence était que tout d’un coup, j’ai dû m’occuper de beaucoup de choses qui auparavant ne faisaient pas partie de ma vérité. Notamment du fait que nous mourons, que notre vie se termine un jour. Et cela m’a d’abord plongé dans une crise personnelle. C’est pourquoi j’ai commencé à lire des livres qui traitaient de ce sujet. Et lorsque j’ai découvert le théâtre, j’y ai trouvé de nouvelles possibilités d’aborder la mort.
J’ai travaillé pour la première fois avec le multilinguisme pendant la production de La vie utile. Au sein de la troupe, nous avions deux comédiens, Alexander Chico-Bonet, qui parle espagnol en plus de l’allemand, et Antigone Akgün, qui parle également le grec. Le texte nous a en quelque sorte invités à re-traduire certains passages, et à en faire ainsi ressortir d’autres aspects. La vie utile d’Evelyne, traduit par Gerda, a clairement été l’impulsion pour aller dans cette direction. Depuis, cela ne m’a plus quitté et même pour la prochaine pièce d’Evelyne que je monterai, Le traitement de la nuit, Alex parlera espagnol. Nous allons même un peu plus loin cette fois-ci, il y aura un personnage qui s’exprime uniquement dans une langue étrangère, mais sans que ça provoque une irritation sur scène. Nous affirmons le multilinguisme comme quelque chose de parfaitement normal.

Les comédien.ne.s Antigone Akgün, Alexander Chico-Bonet, Marlene-Sophie Haagen et Jonathan Lutz dans la mise en scène de Kornelius Eich de „La vie utile» d’Evelyne de la Chenelière (photo : Christian Schuller)

F : Ces textes en langue étrangère sont-ils compréhensibles pour le public ?

K : Pour les personnes qui ne comprennent pas cette langue, les textes sont rendus accessibles d’une autre manière. Nous ne voulons pas qu’ils soient compréhensibles à cent pour cent. Ce qui nous importe surtout, c’est que la poésie de la langue devienne tangible. Que le public essaie de sentir la langue, et qu’à la fin il lui reste une idée de ce qui a été dit.

F : À l’époque de La vie utile, Evelyne et Gerda ont-elles simplement découvert le résultat final de ton travail, ou y a-t-il eu déjà des échanges avant ?

K : C’était très important pour moi de travailler en dialogue avec elles. Ce genre d’intervention dans le texte, je ne le ferais jamais sans consulter les parties concernées. C’est-à-dire que je me suis adressé à l’agence Lauke, j’ai décrit notre projet et pourquoi au sein de l’équipe nous avions le sentiment que le multilinguisme pourrait ajouter un niveau supplémentaire et important à la pièce. Et puis Monsieur Lauke m’a mis en contact avec Gerda, on s’est parlé au téléphone, elle a écouté mes réflexions, et puis elle a parlé à Evelyne. C’est un peu comme ça que ça s’est passé, et je dois dire qu’elles ont fait preuve d’une grande ouverture d’esprit. Je pense que c’est un avantage qu’Evelyne soit aussi comédienne et qu’elle ait donc une vision multifacétique du théâtre.

E : Oui, je reconnais la liberté que doit prendre un metteur en scène. Peut-être parce que je suis une femme de théâtre qui passe de l’écriture au plateau, qui fait l’expérience de l’écriture vivante, incarnée. Pour moi, le texte dramatique, donc destiné à la scène, est un matériau qui invite à beaucoup de liberté, qui demande même à être violenté parfois, évidemment dans le respect de cette matière-là. Mais pour moi il est très important qu’un metteur en scène s’en empare avec liberté parce que c’est l’objet d’art vivant qui est l’autorité ; ce n’est ni l’auteur, ni le metteur en scène, mais bien l’objet qui se construit et qui impose de nouvelles avenues, de nouvelles portes et c’est tout ce mystère qui m’excite, qui m’enchante et que j’aime depuis toujours. Je me dis, si mon égo d’écrivaine ressent le besoin que tous mes mots parviennent à un public, il y a la publication pour ça. Et d’autre part, dans l’art vivant, même si un metteur en scène tenait rigoureusement à faire entendre chacun des mots que j’ai écrits et alignés, les spectateurs peuvent bien regarder ailleurs quand ils sont au théâtre. Il n’y a pas de garantie que mon écriture aille toucher chaque individu.

G : Je voudrais juste rajouter une petite chose : Pourquoi est-ce que cette pièce La vie utile a invité Kornelius à rajouter d’autres langues ? Parce que déjà dans le texte, il y a un personnage qui parle l’anglais, c’est le personnage de la Mort.

E : Oui, c’est vrai. Dans La vie utile, ça me semblait bien de mettre une langue étrangère parce que la pièce traite de l’incompréhension des êtres, même à travers leur langue commune. Et il y a un moment, où finalement deux personnages se mettent à se comprendre bien qu’ils emploient chacun une langue différente. Donc ça fait tout à fait sens.

Impression de la production «Zur Nacht» d’Evelyne de la Chenelière, mise en scène : Kornelius Eich, de gauche à droite : Marlene-Sophie Haagen, Antigone Akgün, Alexander Chico-Bonet et Jonathan Lutz (photo : Jessica Schäfer)

F : Kornelius, tu travailles actuellement sur la mise en scène d’un autre texte d’Evelyne, Zur Nacht / Le traitement de la nuit, dont la première aura lieu le 9 décembre 2023. Maintenant que vous vous connaissez, est-ce que vous travaillez différemment, de manière plus collaborative ?

K : Oui, la façon de travailler a définitivement changé, car nous sommes désormais en contact direct les uns avec les autres. Même si, bien sûr, toutes les modifications se font toujours en concertation avec l’agence. La dramaturge Friederike Weidner est également en contact avec Evelyne et Gerda. Friederike et moi avons fait une version plateau du texte, qui comporte également des modifications et des coupes, et nous sommes encore en discussion à ce sujet. « Pourquoi supprimer tel ou tel passage ? Qu’est-ce qu’on veut raconter ? » Dans l’ensemble, nos échanges sont plus animés que la dernière fois et ça, j’aime beaucoup.

Impression de la résidence au Staatstheater Mainz (photo : Andreas Etter)

F : Le projet dans lequel vous vous trouvez actuellement est bien plus inhabituel. Dans le cadre d’un nouveau programme de résidence au Staatstheater Mainz, vous développez un projet artistique à trois, sur un pied d’égalité. Sur quoi travaillez-vous et que s’est-il passé au cours des cinq premiers jours de travail ?

E : C’est une question extrêmement riche parce qu’elle oblige à saisir le chemin qui nous a menés jusqu’ici. C’est particulier parce que décidément, ce qui nous a animé, entre autres, au début de ce rêve de travailler ensemble, c’est : quel est le chemin qui mène d’un ressenti à une expérience et qui fait que tout ça se transforme éventuellement en langage ? Ce qu’on fait comme être humain, quand on tente de communiquer nos expériences, quand on en fait un récit ? Et dans cette relation, on s’est découvert vraiment des sensibilités communes, des interrogations partagées sur le théâtre. Ça nous a vraiment donné envie de travailler ensemble, mais dans une relation horizontale, pour penser un objet de théâtre ensemble. Et puis, on a été fascinés précisément par ce qui nous unit, qui est une sorte de relation de traduction, mais dans un sens plus large que le passage d’une langue à une autre. Il s’agit d’une traduction comme tentative de reconduire la pensée, le ressenti, vers le langage, donc vers une abstraction, et son chemin inverse, celui du langage qui cherche à rejoindre son origine, matière vivante, charnelle, dans les corps des acteurs, sur un plateau de théâtre pour une expérience sensible en partage avec des spectateurs. Hier je me suis rappelée une image, j’en ai parlé avec mes collègues et on la trouvait assez juste pour décrire ce qui est en train de se produire. C’est l’image du rhizome. Je trouve ça très intéressant que de manière dominante tous nos systèmes sont basés sur un imaginaire qui se rapporte à l’arbre, c’est à dire aux racines, à un cœur ou un noyau. Un point de départ et après une arborescence, c’est toujours ça. Et pour nous, il faut se débarrasser de cette image-là. Pour nous, c’est plutôt celle d’un rhizome où il y a toutes sortes de points de départ. Il n’y a pas quelque chose qui fait autorité, ni entre nous trois, ni même avec des acteurs qui se sont joints à nous parce que le processus de décision est complètement infusé par la personnalité des acteurs, leur regard sur leur expérience en répétition. Et ça fait en sorte qu’il y a une espèce de croissance chaotique qui est issue d’une multitude de points de départ. Mais toujours basé sur la recherche de comment rendre une expérience vivante incarnée sur scène et vécue de concert avec les éventuels spectateurs. Ça c’est important.

K : Je ne peux que confirmer ça. Il y a certes des points de départ – nous travaillons par exemple avec le livre Mourir en été de Zsuzsa Bánk en allemand et dans la traduction française d’Olivier Mannoni – et ça nous donne une impulsion dans une certaine direction, mais parfois celle-ci change soudainement. Par exemple, un passage de Mourir en été rappelle un passage du livre La concordance des temps d’Evelyne. Dans Mourir en été, nous avons un personnage qui s’éloigne de la berge d’un lac en nageant, décrit du point de vue du nageur. Et chez Evelyne, on trouve une image similaire du point de vue de ceux qui sont laissés derrière. Une fois, il s’agit de liberté et une fois de peur. C’est passionnant de voir comment, grâce à une telle découverte, tout peut à nouveau prendre une nouvelle direction. Exactement comme pour les racines rhizomatiques du gingembre, où l’on finit par ne plus savoir où exactement se trouve le point de départ.
Parfois, j’arrive aux répétitions avec une idée de mise en scène, mais nous nous rendons compte qu’elle est trop artificielle. Alors on laisse libre cours à la créativité des nombreux cerveaux sur scène et quelque chose de plus grand, de meilleur, de plus vaste voit le jour. Et je trouve cela très, très beau, que le collectif soit plus créatif que moi.

G : Moi, ça fait très longtemps que je travaille également en tant que dramaturge de danse. Et je connais cette sorte de liberté de la compagnie avec laquelle je travaille. Jusqu’ici, je ne l’ai expérimentée pratiquement que dans la danse. Il y a des exceptions : en France, j’avais la chance de travailler et faire des études avec le metteur en scène Jean-François Peyret qui avait une approche assez similaire. J’ai toujours aimé ça et ça m’a souvent manqué dans le théâtre institutionnel. Donc, je suis ravie de pouvoir travailler comme ça ici.

de gauche à droite : Kornelius Eich, Gerda Poschmann-Reichenau, Lutz Förster, Olivia Salm et Evelyne de la Chenelière (photo : Andreas Etter)

F : Au sens strict, vous êtes une auteure, une traductrice, un metteur en scène et plusieurs interprètes. Et ce que vous venez de décrire ressemble à une dissolution des rôles prédéfinis. Est-ce que vous vivez cela comme quelque chose de positif ou avez-vous parfois peur de l’incertitude ? Et : à quel point ce travail est-il affranchi de toute exigence de résultat ? À quel point travaillez-vous déjà sur un projet qui doit devenir un jour un produit ?

K : Tout d’abord, j’aime le fait que cela me permette d’élargir mon point de vue. Nous avons eu par exemple une situation où Gerda nous a invités à traduire un court passage avec elle. Elle avait fait un premier jet et elle nous a dit : « Je vais vous expliquer. » On parle de traduction et tout à coup on traduit vraiment, je n’avais jamais vécu ça dans un processus de répétition. On fait des propositions. Elle explique ensuite pourquoi certaines ne sont absolument pas possibles, et tout à coup elle en accepte une, et on se dit : « Ah, nous sommes en train de traduire ensemble. » Je trouve cela très enrichissant, parce que cela me permet d’avoir une idée plus approfondie d’un texte et d’une traduction. Du travail énorme que cela représente.
Et qu’est-ce qui viendra après ? C’est clair qu’après la résidence, nous continuerons. Quant à savoir dans quels lieux se déroulera la suite du processus, c’est ce qui est en train de se préciser. Il y a par exemple le théâtre Usine C à Montréal qui nous accompagne et qui fait donc partie des lieux de représentation prévus.
Et entre nous, nous sommes actuellement en train de discuter de la nature exacte du processus qui suivra cette résidence. Est-ce que le résultat sera une pièce de théâtre au sens classique ? Ou ne faudrait-il pas plutôt le penser différemment dans le temps ? Nous sommes en train de réfléchir à ce que pourrait être la bonne forme. Nous nous éloignons actuellement un peu des formes classiques. Le Staatstheater Mainz – dans notre cas Jörg Vorhaben et Katharina Greuel – nous a permis cette rencontre. Le Staatstheater est le point de départ de notre voyage. Ici, nous ressentons la liberté de penser dans de nouvelles directions. Ils nous disent : allez, prenez la liberté, prenez cet endroit et faites-en quelque chose. Nous sommes ici dans un vieux château avec une atmosphère très particulière et un soutien formidable.

E : Pour nous, c’est très important de profiter du temps et des ressources qui nous sont accordées pour vraiment nous engager dans cette recherche sans être trop encombrés par une volonté de productivité. En revanche, ce qui nous anime dans ce projet, c’est le fait que ce ne soit pas de la recherche pure : il y aura partage avec un public, quelle que soit la forme qui se dessinera.

Evelyne de la Chenelière et Lutz Förster (photo : Andreas Etter)

F : Vous avez différents textes, traduits de différentes langues, et différentes formes d’expression artistique. Vous avez des acteurs, vous avez Lutz Förster, qui vient du Tanztheater de Pina Bausch, un danseur incroyable. Diriez-vous que vous avez pour ainsi dire élevé la traduction au rang de principe artistique ?

K : C’est bien sûr très inspirant d’avoir quelqu’un comme Lutz Förster avec nous et de l’entendre parler de sa vision de l’art, du mouvement, de la danse. La danse commence à petite échelle. Ce qui l’intéresse avant tout, c’est ce que l’on ne considérerait pas forcément comme de la danse au sens strict. Cette recherche de précision dans un geste anodin. C’est très enrichissant d’avoir ces différentes perspectives. Et je me suis rendu compte qu’un metteur en scène est aussi une sorte de traducteur : on a du matériel et on essaie de le transférer dans une autre forme, de le traduire. On peut même pousser cette idée plus loin : une grande partie de la vie relève de la traduction, c’est un aspect essentiel de la vie. Et je trouve cela très passionnant. Je ne suis pas doué pour les langues, mon anglais pourrait être meilleur, mais ici, je relève un défi tout à fait nouveau pour moi. Comment est-ce que je m’exprime ? Qu’est-ce que les autres comprennent ?

E : La traduction, c’est toujours aussi une interprétation. Et il faut être conscient de ça.

G : Autrefois, pour le metteur en scène, il s’agissait d’être « fidèle au texte ». Et c’est un peu pareil pour la traduction, il faut constamment faire des choix et on essaie de traduire ce que l’autre a voulu dire. Mais c’est justement le thème récurrent chez Evelyne : le décalage entre ce que je pense et ce que je dis ensuite – c’est comme dans le jeu du « téléphone arabe ». Le résultat ne correspond jamais à l’intention. On ne dit jamais ce que l’on pense. Et c’est pourquoi, en dehors de nos professions artistiques, la traduction est aussi quelque chose qui relève du quotidien. Je pense que le thème sur lequel nous travaillons est intéressant pour tout le monde, et pas seulement pour les traducteurs ou les gens qui travaillent dans le théâtre. Le fait que nous traduisions constamment et que nous échouions constamment, est quelque chose de fondamental dans notre vie.

Kornelius Eich et Olivia Salm (photo : Andreas Etter)

F : Si vous pouviez imaginer une utopie, une collaboration idéale entre l’écriture, la traduction et la mise en scène, à quoi ressemblerait-elle ?  Ou l’avez-vous déjà trouvée dans cette résidence ?

E : Si je peux parler en mon nom, je n’ai pas le sentiment d’être en train de toucher à un modèle dont j’ai envie qu’il devienne le modèle de quelque chose. Je n’ai pas non plus le sentiment d’atteindre quelque chose que j’ai toujours cherché. C’est plus mystérieux. C’est le merveilleux hasard d’un parcours personnel, de ma propre pratique qui fait que j’ai cherché plus ou moins consciemment à être dépaysée par rapport à mes habitudes de travail. Même si elles sont assez diversifiées. Et là, je suis davantage déplacée que d’habitude. Je crois qu’on cherchait tous les trois une sorte de déplacement de nos habitudes. Mais ce n’est surtout pas pour moi un acte conscient de penser une utopie, un modèle et de tendre vers ces idées. Aucune théorie n’est à la source de ce désir-là. Mais je sais que je parle pour moi.

G : Je dirais que d’une part, nous sommes en train de vivre cette utopie. D’autre part, je vois les choses comme Evelyne, si je pars de mon travail de traductrice : à chaque nouveau texte, j’ai l’impression de devoir d’abord chercher la méthode et la forme. Chaque objet nécessite une approche particulière. Il y a certainement des auteur.e.s et des textes de théâtre pour lesquels je préférerais ou j’imaginerais les choses tout autrement qu’ici. Je pense que cela a beaucoup à voir avec nous trois et aussi avec les thèmes qui nous ont réunis.

K : Si l’on veut vraiment formuler une utopie, pensons de manière structurelle : une équipe artistique c’est souvent la mise en scène, le décor, les costumes, la dramaturgie et parfois la musique. C’est relativement classique. Pourquoi l’auteur.e et la traductrice ou le traducteur ne feraient-ils pas aussi partie de l’équipe, comme c’est le cas ici ? Ce n’est pas forcément la recette magique. Mais je pense qu’il est important d’intégrer cette idée et de dire que pour certains projets, la bonne solution est que l’auteur.e et le ou la traducteur.rice soient présents dans le processus. Comme je suis en train d’expérimenter les bénéfices d’une telle collaboration, je ne peux qu’encourager tout le monde à essayer. Mais il y a cinq ans, je n’aurais pas du tout pensé à ça ! Il a fallu que j’en prenne conscience. Et ça s’est fait en grande partie grâce à vous, Evelyne et Gerda.

F : Merci beaucoup, c’était une très belle conclusion.

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Le 9 décembre, la première allemande du texte Le traitement de la nuit d’Evelyne de la Chenière, mis en scène par Kornelius Eich, aura lieu aux Landungsbrücken de Francfort. Réservations et informations supplémentaires ici.

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Evelyne de la Chenelière (photo: Charlotte de la Chenelière)

Evelyne de la Chenelière, née en 1975 à Montréal, a étudié la littérature et le théâtre à Paris et à Montréal, où elle vit et travaille. Elle est considérée comme l’une des plus grandes dramaturges canadiennes et est également une actrice très demandée pour la scène et le cinéma. Elle a écrit plus d’une vingtaine de pièces de théâtre qui ont été traduites dans plusieurs langues et jouées dans de nombreux pays. L’adaptation cinématographique de sa pièce « Bashir Lazhar » a été nominée aux Oscars.

Gerda Poschmann-Reichenau (photo: d.r.)

Gerda Poschmann-Reichenau, née en 1969 à Munich, a étudié le théâtre, le français et l’histoire de l’art à Munich et à Paris. Elle est l’autrice d’une thèse sur la dramaturgie contemporaine en langue allemande. C’est par la dramaturgie qu’elle est venue à la traduction littéraire. Elle traduit principalement des œuvres du français (avec un focus sur la dramaturgie québécoise), de l’anglais ainsi que de l’italien, et a enseigné de 2015 à 2020 à la LMU de Munich dans le cadre du master « Traduction littéraire ». En tant que dramaturge indépendante, elle travaille notamment pour la editta braun company de Salzbourg et pour le TEAMTHEATER de Munich. Pour ce théâtre, elle a conçu et organisé le cycle TEAMTHEATER.GLOBAL, consacré à la dramaturgie contemporaine internationale ; avec des événements autour de la création issue du Québec, du Brésil, de la Chine et de l’Inde. Elle travaille également dans la communication et en tant que lectrice pour plusieurs agences théâtrales.

Kornelius Eich (photo: Andreas Etter)

Kornelius Eich, né en 1989 à Francfort-sur-le-Main a fait des études de commerce et a fait une formation de travailleur social. À partir de 2015, il effectue plusieurs stages au théâtre Schauspiel Frankfurt. En 2016/17, il est assistant à la mise en scène au Hessisches Staatstheater de Wiesbaden. D’août 2017 à juillet 2020, il est engagé à titre permanent au Schauspiel Frankfurt. Il y met en scène « Abschied von den Eltern » de Peter Weiss, « Wieder da » de Fredrik Brattberg et « Alles ist gross » de Zsuzsa Bánk. Ce dernier spectacle a été accueilli dans une version remaniée au Sommerbau du Künstlerhaus Mousonturm. Dans son travail, il se penche sur le thème de la mort et de ses conséquences pour les survivants. Fin 2020, il réalise le projet de court-métrage en quatre parties « Was ist Natur ? » pour le musée Sinclair-Haus de Bad Homburg. En 2021, il consacre une soirée à l’œuvre de Jon Fosse : « Ich bin der Wind ». Avec la création en langue allemande de « La vie utile » (Evelyne de la Chenelière) et la première de « Das weisse Dorf » (Teresa Dopler), il poursuit sa collaboration avec des écrivain.e.s contemporain.e.s. Dernièrement, il a mis en scène « Demian » d’après le roman de Hermann Hesse. Cette mise en scène était une coproduction du Landungsbrücken Frankfurt et du Stadttheater Bremerhaven. Actuellement, il met en scène « Le traitement de la nuit » d’Evelyne de la Chenelière. Début 2024 suivra la création d’une nouvelle pièce de Fredrik Brattberg à l’Anhaltisches Theater de Dessau : « Break of Day ».

contact: regie@korneliuseich.de

site-web: www.korneliuseich.de

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