L’écrivain et metteur en scène Guy Régis Jr parle du bilinguisme en Haïti et des conflits qui y sont liés De la Dictature à la Démocratie : le passionnant désir de traduire !
par Guy Régis Jr
Depuis la Constitution de 1987, Haïti est officiellement un pays bilingue, c’est-á-dire que le créole et le français sont sur un même pied d’égalité. Dans son texte pour PLATEFORME, l’auteur et metteur en scène Guy Régis Jr retrace l’histoire mouvementée et les différents contextes politiques de ce bilinguisme ; il se prononce en faveur d’une cohabitation productive plutôt que de mettre l’accent sur les oppositions.
Dans l’histoire contemporaine haïtienne, nulle date n’est plus essentielle que le 7 février 1986, celle qui rappelle la fin de la dictature des Duvalier, l’un des régimes dictatoriaux les plus sanguinaires de la Caraïbe et du monde, avec un bilan mortuaire évalué à environ trente-mille âmes sur vingt-neuf ans de règne.
A la suite de son père François Duvalier (Papa Doc), Jean-Claude Duvalier (Baby Doc) prit le pouvoir depuis 1971 l’année de ses 19 ans, et finit par partir en exil en ce début de février 86, après des soulèvements partout dans le pays, et des visites en cascade de la communauté internationale : le pape Jean-Paul II, l’ex-président américain Jimmy Carter, etc.
Dans ce turbulant passage de la dictature à la démocratie (plutôt lueur de démocratie, car les forces armées pour calmer l’ardeur du peuple, la violence des rues, ont vite pris le pouvoir par intérim), une pléthore de changements s’annonçaient, les uns plus volontaristes que les autres.
En effet, tous les secteurs s’étaient accordés à réclamer un autre drapeau comme étendard, de noir et rouge il passera plutôt en bleu et rouge. Cet événement politique va même jusqu’à s’imposer entre les deux langues «pratiquées» par les haïtiens : le français, non parlé par la majorité, le créole la langue vernaculaire. Tous les remous, manifestations, chants, musiques, même les discours les plus véhéments des militants auparavant produits dans la langue de Molière, se font volontairement en créole.
Comme s’il fallait un renversement de cette hégémonie de l’unique langue jusque-là officielle, le français, face au créole, langue du peuple. Comme si cela concordait, allait de soi, avec ce renversement du pouvoir. Une nouvelle constitution en créole, sera vite votée un an plus tard, le 29 mars 1987.
Mais au fil des années, comme toujours, la passion qui suit la révolution est vite sapée par les stigmates de la réalité d’avant, toujours plus coriace que la révolution elle-même, plus fraîche donc plus fébrile. Dans certaines sphères de la vie publique, le pouvoir du français demeure. Cette langue s’impose moins mais n’a pu être complètement affaiblie.
Le créole a pris certes, du poil de la bête. Ce ne sera plus la langue de rares intellectuels et poètes militants, mais de tous ceux qui veulent se montrer proches du peuple. Tous les politiciens maintenant s’imitent à l’utiliser, à tort et à travers, pour séduire. Avec la nouvelle constitution, elle devient ex-aequo la langue officielle avec le français qui n’a pas été entièrement abandonnée. Si en réalité cette langue créole est parlée par quasiment tous les haïtiens, c’est seulement au début des années quatre-vingt, déjà à la fin de la dictature, qu’il y a eu des tentatives pour qu’elle soit fixée à l’écrit.
Dans le domaine qui nous concerne, l’écriture dramatique, le créole a connu de beaux jours dès les années 60. Des dramaturges, et pas des moindres ont vite compris que pour la scène cette langue était nécessaire. Franck Fouché, Feliz Moriso Leroy, ont commis la plupart de leurs écrits directement en créole. Le second ira jusqu’à traduire tout Sophocle en créole. Son projet avait bien sûr un objectif social, voire politique, car dans cette langue du peuple, délaissée par la majorité des intellectuels de l’époque, il a traduit, adapté l’un des premiers poètes occidentaux du genre.
Mais, pour Feliks Moriso Leroy (qui traduit son nom en créole : il s’appelle Félix Morisseau Leroi) le but était d’écrire un théâtre qui peut directement parler au peuple, dans sa propre langue et dans sa culture. Il n’a pas seulement traduit Antigòn, il s’est attelé aussi à transposer la pièce dans un hounfor, lieu du culte vodou. Ainsi, la majorité pouvait comprendre ce qui se tramait dans cette pièce où Antigòn comme résistante s’oppose au pouvoir autocratique du roi Créon, ici prêtre vodou régnant en ses lieux.
C’est ce à quoi je me suis confronté, en voulant écrire, il est vrai plus de trente ans plus tard, une pièce qui dénonce un pouvoir semi-despotique en Haïti. Je craignais ce retour probable de la peur, devant ce régime autocratique plutôt timide mais qui se durcissait de jour en jour. Dans ce pays où tout est possible et où rien ne l’est, où on passe de période folle en période folle, on reste toujours peureux d’un retour plausible à un pouvoir tyrannique.
Aujourd’hui encore, avec toutes ces armes qui sont distribuées aux jeunes formant des gangs partout, n’est-on pas en droit de se demander qui avec ces soldats de fortune lourdement équipés veut nous forcer à nous taire, à qui profite une telle situation qui, tout compte fait, entrave de fait tout retour possible à la démocratie ?
Ce n’est plus le même contexte pour les deux langues. L’exil a au moins un avantage rédhibitoire. Ceci force à devenir polyglotte, sinon on ne s’intègre pas, et on meurt. Mes compatriotes haïtiens, je les côtoie dans le monde parlant anglais, espagnols, portugais… Le créole est aujourd’hui la langue influente des réseaux sociaux haïtiens, les textes dans tous les téléphones intelligents se font ouvertement en créole, qui depuis est devenue l’une des langues officielles de la Floride, le première porte d’entrée des Etats-Unis.
Ayant appris à l’école en français, j’ai pour habitude d’écrire en français. Après avoir écrit «Men Tonton Makout vle tounen/Voilà les tonton macoute veulent revenir», telle une évidence, d’emblée sa traduction s’est imposée à moi. Pour parler démocratie, parler aux gens, faut-il que ce soit dans la langue maternelle ? Pourquoi, faut-il laisser de côté, obligatoirement, ignorer celle qu’on a apprise dans les livres ? Pourquoi l’art doit se revêtir de son costume de militant en se proposant dans la langue vernaculaire ? Pourquoi pour passer de la dictature à la démocratie, naît cette passion d’opposer les langues ? Tout bonnement, d’où vient cette passion de traduire pour opposer les langues ? Le français est fier d’affirmer que la philosophie de Descartes a été écrite en français, en prenant pour exemple son grand classique Discours de la méthode, afin de déférer le latin comme langue officielle.
Je vous proposerais, comme meilleure façon de continuer à se tourmenter sur ces questions, de lire cette traduction qui suit. Voici donc l’exercice. En parcourant la traduction du monologue d’introduction de la pièce Men tonton Makout vle tounen, une longue page d’exposition, d’introspection du personnage, je vous invite à déceler pourquoi dans un texte comme celui-ci, la nécessité de traduire s’impose ?
Toutefois, il est important de souligner que je n’ai pas moi-même fait la traduction de toute la pièce. Je me suis épuisé à m’auto-traduire. J’ai fini par proposer cette traduction à un ami poète, Jacques Adler Jean Pierre. Adler est journaliste, conteur, bien que je sois moi-même traducteur dans les deux langues, il est versé dans une pratique du créole quotidiennement, bien plus que moi.
Ce n’était pas la première fois que je lui proposais non plus de traduire une des pièces dont je fais la mise en scène. En tant que poète diseur, son créole jouit d’une empreinte orale qui au théâtre est sublime à entendre. Nous sommes tous deux bilingues, traducteurs, avec une approche différente de la langue créole. Cette différence entre nous qui, pour certains, peut être vue comme une opposition.
C’est l’une des oppositions les plus farouches, qu’on entend très souvent dans les débats. Dans ce pays où tous les papiers officiels sont bilingues, le paspò en est le parfait exemple, ce n’est pas rare d’entendre de virulents détracteurs du créole déclarer leur refus du français. Alors même qu’il y a des documents officiels, comme le code de la route, pour prendre un exemple concret, qui jusqu’à date n’est pas traduit, certains vont même jusqu’à préférer l’interdiction de la langue française au bénéfice du créole.
Nonobstant, la raison principale, et elle est très importante à signaler, pour laquelle on oppose les deux langues du pays, elle est surtout d’ordre social. Qui dans ce pays peut jouir du privilège du parler français ? On peut vite le deviner. Selon les différentes époques, les Français, les descendants français, ou simplement celles et ceux qui sont allés à l’école, et aujourd’hui vue l’état de délabrement de notre système éducatif, plutôt celles et ceux qui ont la chance de fréquenter de bonnes écoles privées, réputées parmi les plus chères. Autant dire, ces locuteurs sont des privilégiés.
A l’inverse, la langue créole est parlée dès l’enfance. C’est tout naturellement qu’une habitante du Nord pourra échanger avec celui ou celle Sud du pays, comme celle de l’Est possèdera les qualités requises pour échanger avec celui ou celle de l’Est, sans aucun grand changement de syntaxe, ni même de vocabulaire.
Au théâtre aussi même combat
Combien de fois ai-je entendu, après une de mes pièces en français, dans mon cher pays bilingue, pourquoi ce n’était pas en créole ? Comme s’il aurait fallu sous-titrer en créole. Ce qui ne serait d’ailleurs pas si profitable pour le public haïtien. En général, les haïtiennes et haïtiens, bien plus habitués à la lecture du français, lisent très difficilement des textes en créole.
C’est le cas pour les comédiens, qui de suite devant un texte créolophone, se mettent à lire d’une voix surfaite, sur un ton emphatique. La lecture de la langue créole sur le papier, leur est indigeste. Ils la maitrisent très mal. Ils sont créolophones certes, mais le problème est que la lecture en créole d’un texte long n’est pas tout à fait dans leurs habitudes. Ayant toujours lu déjà à l’école en français, et plus tard joué la grande majorité des pièces qu’en français, le créole leur est lourde, comme une langue étrangère.
Le texte théâtral c’est de la parole écrite. Lire n’est pas parler. Mais comment articuler cette parole qui vient du papier ? A moins de passer par l’improvisation, pour leur permettre de se délier la langue, de parler comme dans la vie, sinon ce handicap demeure. En effet, avec plus de partitions à leur portée dans la langue maternelle, ce petit mal serait remédié.
Mais on est loin d’avoir une infinité de possibilités. Hélas, les traductions des classiques du théâtre en créole comme pour Sophocle, sont très rares. Et c’est très dommage. Aujourd’hui encore, les traductions de Feliks Moriso Leroy, restent parmi les plus jouées sur nos scènes.
Né en 1974 à Port-au-Prince (Haïti), Guy Régis Jr est auteur, metteur en scène, traducteur et réalisateur. Beaucoup de ses textes – pièces de théâtre, romans et poésie–, ont été traduits en plusieurs langues. Il a lui-même traduit des textes de Maeterlinck, Proust, Camus et Koltès en créole haïtien. En 2001, il a fondé la compagnie NOUS Théâtre. Son travail théâtral interdisciplinaire est régulièrement présenté en France (Festival Les Francophonies de Limoges, Festival d’Avignon), en Haïti et à l’international. Il est actuellement directeur artistique du festival 4 Chemins à Port-au-Prince, qui est devenu l’un des événements artistiques les plus en vue dans les Caraïbes francophones. En 2021, Guy Régis Jr a été nommé Officier des Arts et des Lettres. En 2022, son texte «L’Amour telle une cathédrale ensevelie«, traduit par Leopold von Verschuer, est publié dans l’anthologie SCÈNE.
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